JR et Thomas Bangalter, deux artistes aux parcours différents mais partageant une même vision de l’indépendance artistique, exposent actuellement à la galerie Perrotin à Paris. JR présente ses images et travaux préparatoires pour « Chiroptera », une performance réalisée en novembre dernier avec 153 danseurs sur la place de l’Opéra, tandis que Thomas Bangalter propose une installation sonore. Leur complicité s’est construite autour de discussions sur l’art, la liberté artistique et le rôle de l’artiste dans la société.
Leur approche indépendante de l’art les distingue parfois des artistes américains plus axés sur le marché et les opportunités commerciales. Thomas Bangalter évoque le contraste entre le Vieux Monde et le Nouveau Monde, soulignant son attachement aux valeurs européennes et son refus du modèle capitaliste américain. La fin de Daft Punk a été pour lui une affirmation de cette indépendance artistique.
JR souligne également l’importance de préserver son autonomie artistique, refusant par exemple des collaborations commerciales qui pourraient compromettre sa liberté créative. Depuis ses débuts, il a su défendre ses valeurs et contrôler la présentation de ses œuvres, notamment en les affichant dans l’espace public. Cette approche lui a permis de développer ses projets de manière authentique et indépendante, en refusant de se conformer aux attentes commerciales.
Ensemble, JR et Thomas Bangalter continuent d’explorer de nouveaux projets, mêlant le radical et le populaire tout en préservant leur intégrité artistique. Leur collaboration témoigne d’une approche artistique qui échappe aux normes du marché, privilégiant la créativité et l’indépendance. Je n’ai pas de méthode stricte; à chaque projet, elle est redéfinie, mais le cadre établi avec mon atelier est cohérent et stable.
Vous travaillez tous les deux depuis plus de vingt ans…
Thomas Bangalter — Mon fils m’a envoyé un message hier pour me rappeler que le premier single de Daft Punk a 30 ans ! 30 ans, vraiment ?!
Est-ce que le temps qui passe vous inquiète ? Ressentez-vous une sorte de crise de la quarantaine, qui vous obligerait à réorienter votre travail ? Ou ne pensez-vous jamais au temps qui s’écoule ?
Thomas Bangalter — J’ai l’impression d’avoir eu une crise de la quarantaine à 23 ans, en fait. En 1998, je travaillais avec Daft Punk; j’avais produit Stardust; j’avais fait Gym Tonic pour Bob Sinclar; tout ce que je faisais avait du succès. Cette notoriété m’a alors inquiété, comme si quelque chose s’installait dans ma vie très jeune, trop jeune. Avec Guy-Manuel [de Homem-Christo], quand nous avons commencé Daft Punk à 18 ans, nous ne pensions pas au futur. Nous étions dans un travail expérimental, bien que la musique électronique existe depuis les années 1930 au moins. Nous cherchions des choses, nous défendions une approche alternative qui a étonnamment rencontré un succès populaire. Cette popularité ne devait pas nous empêcher de continuer à expérimenter. Pour moi, l’aspect le plus important est la volonté de se réinventer.
La réinvention t’obsède-t-elle ?
Thomas Bangalter — Ce n’est pas une obsession, c’est simplement intégré à mon processus de travail. Sans cela, je m’ennuierais. Après ce moment de doute à 23 ans, j’ai été ravi de voyager au Japon pour produire le dessin animé Interstella 5555 que nous avions écrit, par exemple. L’état de découverte m’intéresse plus que tout. Je n’ai pas l’impression d’avoir arrêté cela. De la musique de Tron à Random Access Memories, de ma collaboration avec le chorégraphe Angelin Preljocaj à celle avec JR ou Quentin Dupieux, je n’ai pas ressenti de rupture.
Pas même lors de l’arrêt de Daft Punk !
Thomas Bangalter — La rupture serait de continuer à faire des choses qui ne nous plaisent plus. Changer de vie n’est pas nécessairement une rupture. La rupture, c’est quand on va travailler alors qu’on n’en a plus envie.
Comment arrives-tu à maintenir ton enthousiasme au travail après toutes ces années de succès ?
Thomas Bangalter — L’excitation vient surtout du fait de réintégrer un processus de travail plus rapide, plus spontané, plus quotidien, qui contraste avec ma façon de travailler auparavant : de longues phases de travail et de maturation avec des albums sortant tous les quatre ou cinq ans. Être moins isolé du monde, sortir de ma bulle, travailler avec d’autres personnes, c’est ce qui me motive aujourd’hui. Je suis très admiratif de la manière dont JR développe son travail à partir des interactions humaines.
JR — Très jeune, quand on me demandait ce que j’allais faire après mes premières installations, je ressentais une grosse pression. Je me suis vite habitué à ce « et après ? » : je me suis rendu compte que lorsque je ne sais pas ce qu’il y a après, je suis dans ma zone de confort, c’est-à-dire dans l’inconnu. Je suis constamment dans cet inconnu, je ne sais pas ce qu’il va se passer ensuite. Je protège cela : je ne veux pas me retrouver dans un système qui me force à produire constamment les mêmes choses. Aller vers l’inconnu, être dans le doute, la recherche, dans de nouveaux mondes, c’est ainsi qu’on reste un étudiant éternel, et c’est ce que je ressens vraiment. Je n’ai pas étudié l’art, je découvre constamment des choses. Dans mes voyages, je me sens un peu comme un ethnologue, mais qui mène ses recherches sur place. J’aime cette approche du réel, les gens m’expliquent à travers leur prisme ; ensuite, en fonction des perspectives et des échos que j’entends dans mes rencontres, j’imagine mes installations.
Qu’est-ce que tu apprécies dans le travail de Thomas ?
JR — J’ai grandi avec sa musique, elle m’a marqué. Quand nous nous sommes rencontrés à La Nouvelle-Orléans, je l’ai vu travailler, et ensuite, à Paris, j’ai assisté à des séances d’enregistrement. Des moments intenses. Sur le projet Chiroptera, nous avons pris le temps avec Thomas et Damien de construire le dispositif ; ces discussions m’ont permis de comprendre sa structure mentale. C’est ce qui est beau dans une collaboration : discuter pour trouver la meilleure approche commune. La façon dont Thomas nous ramenait constamment à réfléchir sur l’essence même de ce que nous cherchions à démontrer, à trouver des solutions plastiques, c’était passionnant ; il m’a beaucoup appris et aidé à affiner ma pensée. Le soutien de Thomas a été l’une des clés du succès de Chiroptera.
On devine chez toi, Thomas, une grande attention aux images, aux arts plastiques, à la vue autant qu’à l’écoute, à l’image autant qu’au son. D’où vient cette sensibilité esthétique qui dépasse la musique ?
Thomas Bangalter — La musique n’est pas au centre de ma vie. Elle accompagne tout, oui, mais c’est surtout la bande-son d’une expérience. Une expérience sensorielle et multi-sensorielle. Avec Daft Punk, la musique était un vecteur émotionnel autour duquel gravitaient de nombreuses formes d’expression pour créer un ressenti – je ne sais pas si c’est du pop art, de l’art, des mass media, peu importe. Mais c’est un ressenti viscéral, qui peut être partagé. C’est une approche holistique de la création. Rien n’est plus important qu’autre chose ; la matière, la texture… tout compte.
Voir une exposition est aussi important qu’écouter le nouvel album de Justice, par exemple ?
Thomas Bangalter — Oui, totalement, c’est un tout. J’ai l’impression que notre époque tend à démythifier un peu l’expérience artistique. Comme si l’art avait moins de pouvoir magique aujourd’hui qu’auparavant. Les modes de distribution, de diffusion, le contexte général font que la puissance de l’expérience artistique est parasitée et démythifiée. Un projet comme Chiroptera m’excitait aussi par rapport à cet enjeu. JR sacralisait un moment, il sacralisait aussi la connexion humaine. En même temps, c’est un projet local, tout petit.
Radical et populaire : deux termes qui pourraient vous caractériser tous les deux.
Associer l’audace et la créativité : la clé du succès
JR — Pour moi, réussir à associer l’audace et la créativité n’est pas un objectif conscient. Cependant, lorsque cela fonctionne, c’est une belle surprise. Lorsque nous avons lancé Chiroptera, nous avons pris un risque en invitant 25 000 personnes un soir de pluie sans qu’elles sachent ce qu’elles allaient voir. Pour moi, la possibilité d’échec d’un projet est souvent le signe que nous allons dans la bonne direction. Les gens sont en demande de projets originaux et hors norme.
Thomas Bangalter — Il est important de comprendre nos origines et notre parcours. JR a commencé avec ses affiches dans la rue, et moi, je viens de la scène techno alternative. Bien que ces démarches ne soient pas révolutionnaires, elles sont marginales. Cette marginalité est devenue populaire, mais elle fait toujours partie de nous. Je ne suis jamais motivé par le désir de popularité. J’ai une affinité pour le confidentiel, et je suis à l’aise avec cela. Certaines tentatives réussissent, d’autres échouent, mais l’essentiel est d’essayer quelque chose de différent, en dehors du système de recommandation ambiant.
L’art face à l’obscurité du monde
JR — La présentation de Chiroptera a été entamée en évoquant la guerre en Ukraine. Dans un tel contexte sombre, nous nous sommes demandé quelle légitimité nous avions à créer. Nous avons souligné que la lumière chasse l’obscurité. En tant qu’artistes, c’est notre rôle. Agnès Varda me rappelait souvent que si les artistes perdent leurs utopies, que reste-t-il ?
Thomas Bangalter — Il est essentiel de ne pas céder à la tendance au repli, que ce soit des nations ou des individus. Je suis sensible aux interconnexions et aux effets des algorithmes qui simplifient les idées. La nuance se perd souvent dans cette simplification. Il est crucial de rester ouvert aux échanges et aux discussions pour notre survie.
La jeunesse, source d’inspiration
Thomas Bangalter — Lorsque je regarde mes fils et leurs amis, je suis impressionné par leur énergie et leur capacité à façonner leur présent.
Chiroptera (Alberts & Gothmaan/Because) et Chiroptera matière première (Alberts & Gothmaan, durée 5 h 50) de Thomas Bangalter seront disponibles en ligne le 7 juin. À l’exposition Dans la lumière,, Thomas Bangalter présentera Aletheia 19 à la galerie Perrotin, Paris, du 7 juin au 26 juillet. Le film Tehachapi de JR sortira en salles le 12 juin.